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Gustave Geffroy, 1905

 

De Saint-Nazaire, je vais à Guérande, bâtie sur une colline dominant la mer, entourée de murailles de granit datées de 1431, flanquée de dix tours et percée de quatre portes, pourvue de l'église Saint-Aubin, construite du XIIè au XVIè siècle. Certes, cette église en pierre blanche et dure est curieuse, et je m'arrête longtemps à regarder la chaire extérieure, les chapiteaux romans, les retables en marbre, le tombeau du XVIè siècle. La muraille aussi vaut une visite, et la porte Saint-Michel a grand air avec ses deux tours et son massif bâtiment qui est à la fois hôtel de ville, prison et dépôt d'archives. Ce que les indications d'itinéraires et les énumérations de curiosités ne peuvent pas donner, c'est l'inventaire exact de l'esprit d'un habitant de cette petite ville, né là, et qui n'en serait pas sorti, et qui n'aurait ni le moyen, ni le désir d'en sortir. Les êtres de ce genre existent, malgré les grandes routes et les chemins de fer, et on en trouverait à Guérande, puisqu'on peut en trouver aux portes de Paris, et qu'il y a, à Bagnolet, à Montreuil, des bonnes femmes qui n'ont jamais franchi la barrière, qui ne sont jamais entrées dans l'énorme ville, qui n'ont jamais été tentées par ce dédale de rues, ce tas de maisons, cet océan de foule. Elles mourront donc et elles meurent sans avoir jamais rien su de ce mystère social qui s'élabore à deux pas d'elles, de ce gouffre où bouillonne sans cesse une lave nouvelle sur les cendres de la veille. Pourquoi, alors, l'habitant de Guérande aurait-il davantage la hantise de ce qui se passe autour de sa ville tranquille ? Pourquoi n'y aurait-il pas ici des cerveaux ignorants et désintéressés de tout ce qui est en mouvement dans l'immense univers, sur la terre sillonnée de rails en tous sens, sur la mer où fument les paquebots rapides ?

Il y a place, comme partout en pays civilisé d'aujourd'hui, à une organisation et à un classement, et Guérande, pareille à toutes les moyennes et petites villes de l'Ouest, peut offrir à l'observation les catégories que l'on sait : des restes d'aristocratie; une bourgeoisie ayant profité de la liberté d'évolution pour prendre la place de l'aristocratie, j'entends la fortune et l'influence; une autre bourgeoisie, plus restreinte, de tradition libérale et voltairienne ; un petit commerce végétant obscurément dans les rez-de-chaussée; des ouvriers, juste ce qu'il en faut pour les besoins de la ville et de ses environs. C'est la population nécessaire pour donner une apparence d'activité à cette enceinte fortifiée qui fait songer aujourd'hui à quelque inoffensif béguinage. 

La chaire à prêcher extérieure

La coiffe est un léger bonnet transparent, à dentelles et à rubans, posé sur le chignon. La simplicité ne manque pas, ni l'élégance non plus, et de gracieuses et légères voitures de promenade sortent par toutes les portes, courent les alentours. Il y a le marché aux cochons de lait, il y a des courses de chevaux qui sont célèbres, et il peut fort bien se passer au milieu de tout cela, comme Balzac l'a prouvé dans l'un de ses merveilleux romans, des aventures assez compliquées.

Cet ensemble d'humanité, même avec certains cas de fièvres d'esprit exceptionnelles, n'en revêt pas moins, par son décor d'existence, un caractère de discrétion particulière, une allure de vie ancienne et cloîtrée. Les casaniers, auxquels on pense sans cesse pendant un séjour à Guérande, n'ont pas grand effort à faire pour rester chez eux. La haute muraille qui les enserre, et par-dessus laquelle on voit à peine, du dehors, un toit, un clocher, une tête d'arbre, cette muraille fait de la ville une véritable prison, mais une prison lumineuse, aux couloirs blancs, aux cellules confortables. Les rues et les ruelles tournantes, les maisons basses, parlent aux yeux de vie paisible, de règle acceptée. On n'imaginerait pas ici un littérateur tel que ceux qui sont avides de l'agitation de la vie. Un savant forcé de recourir à de nombreuses sources d'information, obligé de se servir d'un laboratoire minutieusement outillé, ne trouverait pas non plus à se créer à Guérande un milieu productif en découvertes. Mais on voit très bien, dans l'une de ces muettes maisons protégées par le rempart, un philosophe qui voudrait résumer en un traité, à la façon du XVIIè siècle, son expérience et sa pensée.

La promenade, nécessaire à la méditation et à la mise en ordre de ses constatations et de ses arguments, ne manquerait pas à ce métaphysicien établi dans la rigide et claire Guérande. Au dehors de la ville, c'est une belle allée circulaire. De vieux arbres, de vieux bancs, de l'ombre épaisse, et, tout autour de soi, les vallées illuminées, un pays de mer, les marais salants qui brillent au soleil de tous leurs cristaux. La fortification farouche est ouvragée de la dentelle verte des plantes grimpantes, tendue de la tapisserie des fleurs qui poussent entre les pierres. Il faut un effort pour songer que ces constructions ont été faites pour résister à des sièges, pour inspirer la prudence aux bandes qui parcouraient la campagne. Aujourd'hui, la muraille de 1431 abrite, dans les fossés pleins d'eau, les ébats de familles bavardes de canards, et c'est le récit attentif de la journée vécue par l'un de ces canards qui constituerait l'histoire actuelle de la farouche fortification de Guérande.

Les promenades

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Non loin, le Croisic, sa magnifique plage, sa promenade du Mont-Esprit, où les vieux ormes ont résisté aux vents de mer qui soufflent furieusement, ses rochers de la grande côte battus des vagues. C'est l'un des points où l'on a le mieux la sensation de l'océan, qui forme autour du spectateur un cercle presque parfait : l'eau même semble ininterrompue si l'on regarde derrière soi l'étendue des marais. Le bourg est très intéressant d'aspect avec ses maisons de la Renaissance, son bel hôtel d'Aiguillon à la jolie porte encadrée de colonnettes et d'un balustre, et les pauvres maisons de ses pécheurs qui ont tant de mal à arracher à la mer leur subsistance.