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LES INTERSIGNES

 

 LA VIE QUI VA ET VIENT AVEC LA MER

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   "Mon père était gabarrier. Tous les jours, il descendait la rivière de Jaudy jusqu'à la mer, pour aller chercher du goémon ou du sable. C'était un dur métier, quoiqu'il ne rapportât guère. Un soir, la gabarre s'échoua dans les vases. Mon père, malgré la température — on était en décembre — se mit à l'eau pour essayer de la dégager et, en rentrant à la maison, se coucha, malade d'une fièvre qui ne le quitta plus. De semaine en semaine, il alla s'affaiblissant.

— Je suis fichu, nous dit-il, un matin. Je n'ai plus quatre jours à vivre.

   Notez que c'était, avant ce malheur, un homme robuste, dans toute la force de l'âge. Et cela le désespérait de mourir si jeune, surtout qu'il savait dans quelle misère nous allions rester.

   Il y avait pourtant des moments où nous reprenions confiance, parce que lui-même semblait reprendre vie et couleur. Ma mère lui disait :

— Avoue que tu vas mieux, Tual ? Alors, il riait d'un rire triste.

— C'est qu'il est flot à cette heure, Marivonne, répondait-il en hochant la tête, mais tu verras après, quand il sera jusant.

  Et c'était vrai. La vie allait et venait en lui tantôt plus et tantôt moins, selon que la mer montait ou descendait. Il nous disait de ne pas nous en étonner, que cela était habituel chez les marins, quand ils étaient, comme lui, sur le point de quitter ce monde.

  A l'aube du quatrième jour, comme je lui apportais de la soupe chaude, il me demanda :

— C'est grande marée aujourd'hui, n'est-ce pas, Bétrys ?
— Oui, père, fis-je. Pourquoi ?
— Parce que c'est la fin qui approche, mon enfant. Remporte cette soupe : je n'ai de goût à rien.

  Il avait des larmes dans les yeux, et moi aussi j'avais beaucoup de peine à m'empêcher de pleurer. Ma mère s'était approchée :

— J'avais l'intention d'aller ce matin jusqu'au lavoir, dit-elle, mais, si tu as besoin de moi, je m'abstiendrai de sortir.
— Non, non, répondit-il. Va laver. Il suffira que tu sois de retour pour midi. Je n'ai besoin que du prêtre, et Bétrys ira me le chercher, quand il sera temps.

  Ma mère, pour lui obéir, s'en alla au lavoir, emmenant mes petits frères et mes petites sœurs, pour qu'ils ne restassent pas à faire du bruit dans la maison. Et je demeurai seule auprès du malade. De temps à autre, il me disait :

— Bétrys, va regarder où est arrivée la mer.

  Comme notre logis n'était qu'à une quinzaine de pas de la berge, je n'avais qu'à ouvrir la porte pour voir jusqu'où l'eau avait monté dans la rivière. Je revenais vers le lit, en annonçant :

— La bouée noire est à flot. Ou bien :
— La moitié des vases est couverte. 

Quand il sut que l'eau touchait aux premières pierres du débarcadère, il me dit :

— C'est le moment d'aller chercher le recteur.

  J'aurais voulu attendre que ma mère fût rentrée, mais il ne le permit pas. Je ne fus, d'ailleurs, pas longue à faire ma tournée, car je courus tout d'une haleine jusqu'à Troguéry et, moins d'une demi-heure plus tard, je ramenai le prêtre. Mon père se confessa, reçut les sacrements et pria le recteur de nous recommander aux bonnes âmes de la paroisse, quand il ne serait plus. Après quoi, il ajouta d'un ton presque gai :
— Vous pouvez avertir Yann Gam de mettre pioche en terre, monsieur le recteur.

  Yann Gam, c'était le fossoyeur du bourg.

  Quand ma mère arriva du lavoir avec la marmaille, mon père lui dit :

— Voilà, Marivonne : le recteur sort d'ici; tous mes comptes sont en règle. 

   Et, s'adressant à moi :

— La mer doit être étale, Bétrys ?
— Oui, répondis-je, elle est bien haute.

   On l'entendait, en effet, clapoter doucement, presque à toucher la berge. 

   Alors, mon père dit à ma mère :

— Tu peux prévenir les voisines : c'est l'heure de commencer les prières des agonisants.

   Il fut admirable de résignation et de piété, le pauvre cher homme, et tint à mêler sa voix aux voix des femmes qui récitaient les oraisons. Cependant, on le voyait baisser, baisser peu à peu. Et tout se passa comme il avait prédit : aux approches de la marée basse, il cessa de vivre.

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