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Analyse spatiale  des indications géographiques données par Nennius

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a) "... depuis l'étang qui se trouve (super verticem) Mont Jovis jusqu'à la cité que l'on nomme Cant Guic, et jusqu'au sommet occidental c'est-à-dire Cruc Ochidient."

b) "... ce sont les Bretons Armoricains..."

 


Cant Guic

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   Avec l'identification précédente du Mont Jovis à la cime de Kerchouan, nous avons maintenant la conviction que la limite de référence est bien la rivière du Gouet, celle-là même qui a constitué pendant au moins mille ans la limite entre les cités des Ossismes et des Curiosolites. La logique veut maintenant que nous suivions son cours jusqu'à la mer.


   Or là, comme nous venons de le voir, ce n'est pas un stabulum que nous avons, mais deux : Étables-sur-Mer et Hillion.


C) La véritable 'cité' mentionnée par Nennius.

   Nous voici donc confrontés à un curieux problème, à savoir que nous sommes en présence de deux toponymes anciens basés sur stabulum ou stabulae, qui ont été plus ou moins abandonnés tous les deux à des époques très voisines pour laisser la place à des toponymes bretons : Vetus Stabulum devient Lis *Sulion et Stabulum disparaît sous Plourhan, Plebs (Courhant). Qui plus est, en grattant un peu les toponymes, on peut faire apparaître dans chaque cas un nom basé sur le radical kant : Gour-kant et Lis-kant.

   Notons enfin qu'à l'intérieur d'un plou peut se cacher un gwik- (vicus), comme le montre la dualité utilisée pour plusieurs communes: Ploudalmézeau / Gwitalmeze, Plougar / Gwikar, Plougourvest / Gwikourvest, Plounevez / Gwinevez..., dans lesquelles le plou représente l'ensemble de la commune moins le gwik, qui désigne le bourg central. Peut-on voir alors à l'intérieur de Plebs*Gourhant un Gwik*Gourhant ? Pourquoi pas! En traduction littérale latinisée, cela aurait donné vicus-viro-cant- ou encore viro-canto-vicus.

   Mais Hillion pourrait en dire autant vis-à-vis de Licantois. Car Lis, en tant que cour seigneuriale, ne désigne pas seulement une assemblée de personnes, ni la propriété ou le château du seigneur ; il désigne tout ce qui s'y rattache, autant les biens que les personnes. La traduction latine de lis est aula, qui désigne le mur d'enceinte avec tout ce qu'il y a à l'intérieur. Nous avons bien là une notion d'ensemble clos et fermé. Pourquoi alors ne pas s'imaginer un vicus derrière le nom de Licantois ? Le sujet est inépuisable.

   Après tout, la question de Quentovic, dans le Pas-de-Calais, n'est toujours pas résolue, elle non plus, puisque deux communes, dont l'une se nomme précisément Étaples et dont l'autre prétend avoir été un vicus, revendiquent ce nom de Quentovic, du fait qu'elles se trouvent toutes deux sur les bords de la rivière Canche.

   En fait, comment pourrons-nous sortir de cet imbroglio? Tout simplement par l'observation que l'on peut trouver autant de Quentovic que les trois noms qui se réfèrent à Stabulum : Étaples, Étables, Hillion. C'est donc que nous avons tous les ingrédients d'une confusion magistrale entre ces trois sites, d'autant qu'ils répondent également tous les trois à la même fonction : un point de repère maritime sur la Mer de Bretagne. Comment démêler cet écheveau, en tenant compte du texte de Nennius ?

   Reportons-nous au texte de référence : "... la cité que l'on nomme Cant Guic...". On peut remarquer que Nennius parle au présent. Or, comme Nennius écrivait entre 796 et 826, comme l'a souligné Fleuriot, il s'agit donc de l'identification faite par un auteur du huitième siècle à partir d'un nom de lieu en usage à son époque. Or, personne n'a encore prouvé jusqu'à ce jour que ce nom ait bien été porté par une ville, pas plus en ce qui concerne Étaples que Montreuil-sur-Mer. On en est seulement au niveau des supputations. Mais on n'a pas de preuves. Comment peut-on s'imaginer qu'une ville d'assez grande importance de cette époque ait pu disparaître sans laisser de trace et qu'on ne sache même plus où elle se trouvait. C'est inconcevable.

   Seulement, il faut bien se dire qu'au début du huitième siècle, les noms anciens des deux sites d'Armorique avaient également disparu, l'un ayant été recouvert par Plourhan (Étables), l'autre étant devenu Lis-Helion (Vetus Stabulum). Quand, le scribe du huitième siècle a eu une référence à partir d'un toponyme Stabulum, ou Stabulae, et une autre à partir de Cant, il a donc pris en considération le seul qu'il avait sous la main et qui lui semblait logique : le vicus situé près de la rivière Cantia. Autrement dit, Quentovic, dans l'idée du scribe du huitième siècle, se trouve bel et bien à l'embouchure de la Canche... mais ne correspond pas au site pris comme référence, quatre cents ans avant, dans des conditions historiques et politiques différentes. 

   Le nom de Quentovic aura donc été, en quelque sorte, le plus beau miroir aux alouettes de toute l'histoire bretonne, puisqu'à cause de lui, toutes les études ont été bloquées depuis bientôt mille deux cents ans.

   Finalement, la 'cité' dont parle Nennius n'est pas Quentovic, mais une autre, ce qui ne simplifie pas le problème.

   En toute honnêteté, je ne pense pas qu'aucun site de la côte d'Étables-sur-Mer, de Pommorio au Gouet, puisse revendiquer d'avoir été une cité. L'absence d'un réseau routier structuré et d'une certaine importance s'y oppose. A tout prendre, Étables-sur-Mer n'aura été que l'un des points complémentaires de référence dans la délimitation de 384.

   Dès lors que c'est le Gouet qui est la limite des Curiosolites et des Ossismes, c'est là que se trouve la clef de l'énigme et c'est Hillion qui y répond le mieux. Car Million, comme nous l'avons vu, constitue la plaque tournante entre les deux côtés de la baie de Saint-Brieuc. C'est le point central du système de repérage maritime de la baie, aussi bien que le point de rencontre et de passage des grandes voies de circulation. De plus, c'est là que se trouve la résidence du comte qui commande au pays. Ce ne sont pas là de minces considérations car, s'il est un point de repère important entre tous sur la côte nord de l'Armorique, c'est bien celui-là. D'ailleurs, ce n'est certainement pas par hasard si Saint-Brieuc, l'héritière de Million, est devenue plus tard la ville principale, puis le chef-lieu des Côtes-du-Nord.

   Quel pouvait être le nom de la cité ou du vicus où se trouve aujourd'hui la commune de Hillion ?

   La Table de Peutinger indique le nombre XXII, désignant la distance entre Condate (Rennes) et Fanum Martis (Corseul). Si l'on fait le calcul à partir de la lieue gauloise, dont la valeur se situe entre 2 338 et 2475 m, on obtient une distance de 51,436 km et 54,450 km. La distance à vol d'oiseau est de 54,500 km. On aura beau dire qu'au sol les distances sont plus longues, on est tout de même obligé d'admettre qu'il y a là une assez grande précision dans les mesures, car les pourcentages de différence sont minimes.

   De Fanum Martis (Corseul) à Reginca (site discuté), la même Table indique le nombre XIIII. Si l'on applique les mêmes données, nous trouvons une distance de 32,732 km à 34,650 km.

   Les chercheurs et observateurs modernes sont réservés concernant l'identification de Reginca et Erquy. Voici ce qu'en dit M. Guéguen, dans la plaquette Réflexion sur les origines du nom d'Erquy :

   "Dès lors, dans l'hypothèse où la ville d'Erquy serait située sur le cite ancien d'une ville figurant sur la Table de Peutinger, on doit s'attendre à retrouver le tracé d'une grande voie de communication qui la relierait au Chemin-Chaussée, ancien carrefour des voies conduisant directement à trois chefs-lieux.

   "Or, il est significatif que les archéologues n'aient pas retrouvé le tracé de ce grand axe présumé. Ils ont dû adopter un tracé théorique d'anciens chemins qui auraient constitué la trame d'exploitations agraires."

   De plus, on notera que la distance, à vol d'oiseau, de Corseul à Erquy, n'est que de 27,500 km. Le pourcentage d'erreur varie entre 16 et 20 %, ce qui est beaucoup trop élevé, à l'évidence.

   Par-contre, le site d'Hillion a tout ce qu'il faut, quant à lui, pour revendiquer une réelle importance, comme nous l'avons vu. Par opposition à Erquy, qui en est toujours a rechercher sa grande voie de communication, ce n'en est pas seulement une qui passe sur le site d'Hillion, mais deux, et ceci, sans compter le réseau secondaire.

   Le plus surprenant est que les deux distances calculées à partir de la Table de Peutinger, 32,732 km et 35,650 km aboutissent, de toute façon, sur le site d'Hillion. La plus courte s'arrête aux Ponts-Neufs, qui constituent l'entrée du territoire d'Hillion, et la plus longue aboutit au lieu-dit la Fortville, 34,500 km. On peut dire que la marge d'erreur étant tellement insignifiante qu'il n'y en a pas.

  Enfin, même si ce dernier indice reste au niveau de la simple observation, je fais également remarquer que la Table de Peutinger indique te nom de Reginca à l'endroit d'aboutissement d'une voie au fond d'une baie d'un golfe plus important. Cela ressemble à l'idée du golfe formé par la presqu'île du Gotentin (Normandie) et- la côte nord de l'Armorique et ;-à la baie de Saint-Brieuc qui en est tributaire.

   Mon attention avait au départ été attirée par la représentation sur la carte au 1/50 000° du site de la Forville. D'une part, il se trouve au centre géographique de la péninsule de Hillion. D'autre part, il s'inscrit dans un rectangle de 400 x 200, situé au carrefour des voies de communication de la presqu'île. La carte au 1/25000° n'apporte guère de précision supplémentaire. Par contre, le plan cadastral au 1/2500° fait apparaître que ce rectangle de 400 x 200 n'est en fait que la moitié nord d'un carré presque parfait (400 x 450), délimité du côté ouest et sud par des chemins désaffectés, du fait du passage de la voie ferrée, et du côté est par un chemin qui aboutit à la Ville-Pépin. Il apparaît, en définitive, que le chemin qui va du bourg de Hillion à Bourboutel correspond à l'axe nord-ouest -sud-est de ce carré et que le chemin qui va de Licantois à la Bêcherie correspond à l'axe nord-est - sud-ouest de ce même carré. Ces chemins correspondent par conséquent, presque exactement, aux axes médians de ce vaste carré de dix-huit hectares.

   Cela ressemble fort à l'emplacement d'une ville ancienne basée sur un canevas romain. On est alors en droit de penser que le toponyme de Fortville n'est ni un hasard ni une aberration, mais qu'il correspond bien à l'image d'une ville ceinte. On pourra comparer utilement ce schéma avec celui de Caerwent, en pays de Galles, où une agglomération restreinte n'occupe plus, là non plus, que les axes médians d'un ancien camp. Voir schémas et photographies.

   Les noms des parcelles du quart sud-est de ce carré attirent aussi l'attention. Au cadastre, ils sont identifiés sous le nom global Devant-del-us. Le patois gallo local prononce : "D'vant d'zu". Si on considère que le mot us désigne l'huis, c'est-à-dire la porte, on obtient le nom : Devant-la-porte ou Devant-les-Portes, ce qui est également significatif vis-à-vis du site. Sauf à sourire du vieux principe de la 'clef des champs', on doit tout de même reconnaître que, dans le cas présent, le thème de la Porte correspond bien au site.

   Le quart nord-est est entièrement appelé Forville, ainsi que la moitié du quart sud-ouest, le reste de celui-ci étant dénommé Tertanias ou Tétanio (?). Le quart nord-ouest est appelé le Tertre et correspond effectivement à la partie la plus élevée du carré. Au-delà, en limite, nous avons les toponymes de la Navière et des Fossés.

   La visite indispensable sur le site fait apparaître que la Forville se trouve sur la partie la plus élevée de la commune de Hillion, sur une sorte de faux plat légèrement incliné au sud-ouest et protégé à l'ouest par le Tertre, à l'est par la hauteur de Bourbouté. C'était effectivement un site idéal pour implanter un camp, car il correspond bien à la description faite par le Pseudo-Hygin et aux commentaires qui en sont faits par M. Le Noir, son traducteur. Des observations faites à partir de photographies aériennes seraient en l'espèce d'une grande utilité.

   Si nous sommes bien en présence d'un camp romain, nous pouvons d'ores et déjà donner les précisions suivantes :

   - la médiane nord-ouest - sud-ouest, correspondant à la route de Hillion à Bourbouté, correspond à la via praetoria ; la porte donnant sur Hillion était la porte prétorienne ; celle donnant sur Bourbouté étant donc la porte décumane ;

   - la médiane nord-est - sud-ouest, correspondant au chemin de Licantois à la Bècherie, correspond à la via quintania. Peut-être doit-on voir dans ce nom l'origine réelle du nom de Licantois, qui n'en est finalement que le prolongement ?

   D'autres toponymes voisins sont peut-être liés à l'existence de ce camp : les Fossés, la Navière (nouerca ? cf. pseudo-Hygin, note 97).

   Le dernier point important qu'il nous faut étudier concerne le nom de Reginca lui-même. Que peut-il signifier et qu'est-il devenu ?

   Sur le plan de l'étymologie, ce nom présente une étrange ressemblance avec celui de Regulbium, aujourd'hui Reculver, dans le Kent. Je puis affirmer, pour l'avoir personnellement visité, que ce site de Grande-Bretagne où se trouve un ancien camp romain, correspond à une éminence située à l'angle nord-ouest de l'ancien bras de mer de la Ventsum. L'étymologie qui semble être admise est celle de "promontoire", soit à partir de prae, ou pro + gulba (bec, promontoire), soit à partir de pro ("grand") pour donner "grand promontoire". Dans le cas présent, on pourrait donc tenter une étymologie sur *re (prae, pro), "devant" et cingo, "passage" (cf. Dottin, page 245 : cingo, terme de nom propre ; irl. cingim, "je marche").

   Il est possible que ce nom ait disparu, certes. Mais il est également possible qu'il nous ait été transmis, soit sous forme évoluée, sans en combinaison, soit les deux à la fois.

   Si évolution il y a eu, cela a dû se faire à partir de la flexion des consonnes internes, à savoir que le g et le c ont pu devenir h, d'abord aspiré, puis muet. L'orientation des recherches devrait donc se faire sur /re(.)in(.)/, pour donner *Réhing, *Réhinh, ou *Réin.

   Je ne pense pas me tromper en disant que ce nom correspond à celui du Tertre-à-Rien (ou Terterien au cadastre) et qui est précisément le nom de l'éperon situé à 750 m à l'ouest du tertre de Forville, en bordure du chemin qui conduit au bourg de Hillion, c'est-à-dire dans le prolongement de notre supposée voie prétorienne.

   Ce nom signifierait alors 'le Tertre de Reginca' et peut-être est-ce là que se trouve l'origine du peuplement de la presqu'île d'Hillion. Ce tertre correspond, en effet, assez bien à la définition de promontoire puisque, de son sommet, on a un panorama complet sur toute la partie ouest de Hillion, ainsi que sur toute la baie de Saint-Brieuc. Il s'agit d'un point de repère remarquable et permanent puisque, aujourd'hui encore, s'y trouve une croix latine assez haute, visible de la majeure partie de la commune. D'ailleurs, l'impression, que l'on a en entrant sur le territoire d'Hillion, en venant par Licellion, est que cette éminence correspond assez bien a l'idée que l'on peut se faire d'un 'éperon' d'oppidum gaulois. A supposer que ce site soit la véritable Reginca, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'un camp romain ait pu être installé à proximité et que ce camp ait hérité du nom gaulois.

   On pourra alors m'opposer le nom de la commune de Plurien, car on pourrait alors identifier la deuxième partie du nom, Rien, comme également issue de Reginca, selon le même principe d'évolution, d'autant que le site de Erquy n'en est pas très éloigné. Les formes anciennes connues de Plurien sont : ... sancto Rhien... (1181).

   Généralement, on rattache ce nom à celui de Urien, l'un des personnages des romans arthuriens et dont la forme ancienne aurait été Urbigenos, que l'on explique par "prince héritier". Mais il y a surtout en défaveur de Plurien sa distance par rapport à Corseul : 24 km, qui ne correspond pas du tout avec la distance indiquée par la Table de Peutinger.

   Compte tenu de tout ceci, je pense que l'on peut maintenant affirmer que Reginca correspond au site de la Forville en Hillion et que c'est de cette 'cité' que Nennius a voulu parler et qu'à défaut d'en connaître le nom véritable, il l'a désignée sous celui de Cant Guic. Nous avons donc perdu le Cant Guic, mais retrouvé Reginca.

   Cela relance de fait le problème concernant Erquy, pour lequel on n'a pas, il est vrai, trouvé à ce jour d'étymologie satisfaisante(1). Il semble peu probable que l'on puisse invoquer une racine (m)erk, désignant le cheval, après ablation du m ; la perte de ce m initial ne semble confirmé en aucun cas ni en celtique, ni en d'autres langues indo-européennes (2).

   Par contre, on peut utilement réfléchir à une évolution possible d'une racine indo-européenne *perkwus, "chêne", et qui entre autres a donné en gaulois latinisé Hercynia silva, "forêt hercynienne" (de chêne), après chute du p initial.

   L'interprétation de Erquy par "chêne(s)", "lieu planté de chênes", peut être confortée par les toponymes à valeur botanique de la région (Quessoy : Cassenatum ? "chênaie"; Pommeret, Pommeratum, etc.).

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l - Erquy : On peut noter la ressemblance de notre toponyme avec celui de la commune Arques, dans le Pas-de-Calais (Arkae, vers 668), celle de Les Arques, dans le Lot (Arcae, ville des Volsques), celle de Ergué (-Armel, -Gabéric), dans le Finistère.

2 - Cf. envoi de l'Institut d'études indo-européennes, université de Lyon-III, et observations de Turiaw Le Mentec.

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Nota : cette analyse a été rectifiée dans le cadre de l'étude  Genèse de la Bretagne armoricaine

Les identifications des noms de lieux sont à voir désormais : 

- Reginca = la rivière Rance, et particulièrement l'établissement situé à son embouchure (cf. Loïc Langouet);

- Hillion = Aregenua < (P)are-Genua : (le village) situé au fond et en face (= (p)are) de la baie ( = genua). 

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