Analyse spatiale des indications géographiques données par Nennius
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a) "... depuis l'étang qui se trouve (super verticem) Mont Jovis jusqu'à la cité que l'on nomme Cant Guic, et jusqu'au sommet occidental c'est-à-dire Cruc Ochidient." b) "... ce sont les Bretons Armoricains..." |
***** Avec l'identification précédente du Mont Jovis à la cime de Kerchouan, nous avons maintenant la conviction que la limite de référence est bien la rivière du Gouet, celle-là même qui a constitué pendant au moins mille ans la limite entre les cités des Ossismes et des Curiosolites. La logique veut maintenant que nous suivions son cours jusqu'à la mer.
La première chose à prendre en compte est de reconstituer le plou primitif auquel Étables a pu se rattacher. Il s'agit en l'occurrence de Plourhan, qui englobait, selon Couffon, Tréveneuc, Saint-Quay-Portrieux, Étables, Binic, Lantic et Plourhan. Je pense qu'il aurait dû également y rattacher Tréguidel; nous verrons pourquoi dans un instant. Ce plou, c'est-à-dire l'entité territoriale civile, administrative et religieuse, dont dépendait Étables, était borné au nord par Plouha, à l'ouest par Pléguien et au sud par Pordic (ou Plérin, si l'on englobe Pordic à Plérin) et Plélo. L'étude des contours extérieurs de ce plou permet de faire une constatation de toute première importance. En effet, la limite nord, qui va de Tréveneuc à Tréguidel et qui s'oppose en cela aux limites sud des plou de Plouha et de Pléguien (y compris Tressigneaux) correspond de façon quasi identique à la limite des toponymes en ker et en ville (villa). C'est-à-dire que nous sommes à la limite exacte de la haute et de la basse Bretagne. Cette limite rejoint ensuite le Leff, qu'elle suit jusqu'à sa source. Or, le Leff lui-même a servi de limite entre les évêchés de Saint-Brieuc et de Tréguier. C'est là une curieuse constante géographique et linguistique, déjà soulevée, par maints chercheurs. Voila entre autres pourquoi je pense qu'il fallait rattacher Tréguidel au plou primitif de Plourhan, car ce serait une hérésie de croire qu'il y ait pu avoir une seule paroisse gallèse dans le territoire entièrement bretonnant de Pléguien. Autrement dit, ce plou primitif de Plourhan, qui fait partie intégrante du sud du Goëlo, appartient au domaine gallo et en constitue même la limite nord-ouest. Ceci est une anomalie car, si l'on tient compte que c'est le Gouet qui a servi de limite entre les cités curiosolites et ossimes, d'abord, et curiosolites et bretonnes ensuite, il aurait été normal que cette zone, jusqu'au Gouet, fût bretonnante, d'autant qu'apparemment, aucun relief particulier, aucune rivière importante, ne vient faire rupture entre le sud et le nord du pays gallo. Sur le plan intérieur du plou proprement dit, on doit aussi remarquer que Étables et Portrieux sont les deux seuls toponymes à valeur descriptive, apparemment d'origine latine, quoique le nom du Portrieux soit lui-même assez controversé et incertain. Tous les autres toponymes de communes sont bretons. Certains sont basé sur des éponymes, comme : Plourhan (Plorhan, 1181) Plebs-Gourhan ?; Tréguidel (Treguedel, 1407), Tref-Kidel ou -Guidel ? ; Tréveneuc (Trévenech, 1224), Tref-Gwennoc ? Deux autres sont des toponymes descriptifs, rattachés au nom de la rivière le : Binic (Bénic, 1419), bret. ben "embouchure" et le (nom de rivière) ; Lantic (Lannidic, 1198), sens incertain : lann, paroisse?, /an-net, génetaie ? ou (B)lannet -Ic, "hauteur au-dessus de l'Ic"? Le cas du Portrieux est assez complexe, étant donné qu'il regroupe des noms issus de langues différentes. Cependant, il y a lieu de tenir compte que le nom d'origine de la paroisse semble avoir été ecclesia Sancti Coledoci, 1181, tiré d'un surnom de saint Quay (sanctus Caius ?). Le nom de Portrieux semble être plus tardif : Portum Orieut, 1278. La difficulté réside dans le fait que l'on peut interpréter ce nom de plusieurs façons : port de l'Orient (tourné vers l'est)? port près du ruisseau (rieux = ruisseau) ? port des filets (en gallo, rieu = filet ?) Mais, en .tout état de cause, le nom de Portrieux remonte au plus tôt au treizième siècle et est, de ce fait, étranger à nos investigations. C'est donc Étables, en breton Staol, qui pose problème. La forme bretonne semble n'avoir retenu que le radical latin stabul-, mais la forme française, avec un s final, permet de penser à un pluriel neutre stabula. Autrement dit, le sens serait : les Étables, et l'interprétation que l'on peut en tirer est celle d'un groupe de bâtiments, destinés soit au logement d'animaux, soit au logement de personnes, soit les deux à la fois, ceux-ci s'impliquant de façon réciproque. Écartons tout de suite un nom d'origine bretonne ou celtique signifiant "logement de vaches", car les formes données en vieux-breton étaient : boutig (bou, "vache"; tig, "maison"); bues (bu, "vache, bœuf" + suffixe -es). De même, l'étable à bœufs était buorth (bu, "bœuf" ; gorth, "enclos"). Quant au nom écurie, en tant que logement de chevaux, celui-ci ne semble pas avoir eu de correspondant spécifique en vieux-breton. Le breton moderne marchosi ne dérive que d'un ancien français marechaucie, alors que le comique marghty (margh, "cheval"; ty, "maison"), n'est qu'un néologisme. Par contre, le latin stabula, ou stabulum, est passé, par l'intermédiaire des Normands de France, en anglais : stable, gallois : stabl, ystabl, irlandais : stabla. Il s'agit là d'un phénomène remontant seulement au onzième siècle. Or, à cette époque, qui correspond à l'ancien français, toutes les agglomérations du nord de la péninsule armoricaine sous contrôle breton portent des noms bretons et il n'y a pas lieu, en conséquence, d'invoquer une origine normande pour un toponyme aussi isolé que celui d' Étables dans une zone à toponymes essentiellement bretons. Le vieux-gallois offre un stebill, ayant le sens d'appartement (gallois moderne: ystafell); Joseph Loth précise qu'il s'agit d'un pluriel en i de stabel, issu du latin stabulum. Ainsi, nous retombons sur la forme bretonne staol, évolution d'un bas latin * stab(u)lum, exprimé au singulier. S'agit-il alors d'un toponyme gallo-romain issu de stabula, ou d'un toponyme breton issu de ce même stabula ? Il faut bien garder en mémoire que le cas d'Étables-sur-Mer est unique en Bretagne armoricaine et il paraît surprenant que, si ce mot avait été utilisé couramment par les Bretons en toponymie, ils ne l'aient utilisé qu'une seule fois, alors qu'on en trouve de multiples exemples dans le domaine gallo-romain. Il me semble que le nom d'Étables-sur-Mer est plutôt à classer dans la catégorie des toponymes gallo-romains antérieurs à l'arrivée des Bretons. Tout au plus peut-il être concomitant, d'autant qu'il s'agit d'un terme du langage militaire romain. Ne perdons pas de vue qu'il s'agit de délimiter un territoire octroyé à des soldats. L'étude du nom de Plourhan reste incertaine quant à l'éponyme. S'agit-il de Gourhant, comme le suggère Couffon ? Dans ce cas, nous pouvons décomposer ce nom en gour, "vrai, grand ; fort, viril", et cant, gaulois canto, "brillant", et nous retrouvons la racine kant, ou cant, ou quant, du nom de Quentovic, associée "à un nom de lieu dominant. Ou bien s'agit-il de Eran, comme le suggère le clergé ? On pourrait penser à Erin, qui est effectivement en composition dans Plérin, ou penser à un nom gaélique, Erin étant le nom irlandais de l'Irlande. D'ailleurs, tout ce secteur semble avoir été touché très tôt par la vague religieuse venue d'Irlande, comme semble l'indiquer le nom de Guingard, en Pordic (saint Fingar, ou Gwengar). Cependant la présence d'un h à cet endroit dans le nom de Plourhan laisse plutôt penser à la flexion d'un g ou d'un k, ce qui m'amène plutôt à penser en faveur de Gourhant. Je crains malheureusement que ce soit tout ce que nous puissions en dire, au niveau actuel des recherches. Après décantation de cette étude toponymique, il semble certain que le nom Étables soit plus ancien que celui de Plourhan et que Étables représente en fait ce qui reste du nom gallo-romain originel de toute cette contrée. Le nom Étables ne serait qu'un reliquat, un vestige, je dirais même une séquelle de ce nom ancien. Plourhan n'a fait que supplanter le nom Étables pour l'identification de ce territoire. L'archéologie nous donne cependant des indices. Outre les anciennes voies de communication que l'on peut voir sur les cartes annexées, Frotier de La Messelière nous cite une enceinte rectangulaire de 100 x 140, dite camp de Saint-Uriel, en Plélo, ainsi que de longues mottes ovoïdes, qui semblent plutôt d'inspiration celtique, comme le Bois-de-la-Salle, en Pléguien, la Vieille-Cour, en Lantic, la Cuve, en Pordic, et le Château-Goëllo, en Plélo. Mais, en définitive, ce sont les auteurs d'ouvrages itinéraires et descriptifs qui ...nous renseignent le plus en ce domaine. A telle enseigne, Ogée nous apprend qu'à la fin du dix-huitième siècle se trouvait à Pordic un camp romain, associé à une tour servant de fanal pour la sécurité des navires. Fréminville, écrivant en 1837, dit ne pas avoir vu ni le camp ni la tour, mais cite quant à lui une maison de bains ou thermes à l'usage de la garnison qui occupait le camp de Binic, ainsi que la découverte de quelques médailles. Même si l'érosion naturelle, et en particulier l'érosion maritime, de même que les travaux agricoles, ont fait disparaître aujourd'hui toutes traces ou presque des vestiges romains, il n'y a pas lieu cependant de rejeter toutes ces informations en bloc. C'est souvent en agissant de cette façon que l'on bloque inutilement la réflexion. Essayons donc de rester pragmatiques, ou cartésiens. Les Romains étaient avant tout guidés par le sens pratique, sinon matérialiste. Si, comme nous l'avons vu précédemment, rien ne diffère ni ne sépare de façon évidente le nord du sud du pays Goëllo, c'est qu'en réalité, ce n'est pas sur terre qu'il faut en chercher l'explication, mais sur mer. Et ceci nous ramène, une fois de plus, à la configuration de la baie de Saint-Brieuc. En effet, si nous observons bien cet 'entonnoir ' presque régulier, nous nous apercevons que l'embouchure de l'Ic est exactement à la même latitude que la pointe de Pléneuf-Val-André et que le Portrieux correspond exactement à la latitude du cap d'Erquy. Encore un peu plus de perspicacité, et nous nous apercevons que les centres d'Étables et d'Erquy sont exactement, eux aussi, à la même latitude. En fait, Étables se trouve être le pendant occidental de Erquy, ces deux points étant symétriquement disposés par rapport à l'axe de pénétration dans la baie de Saint-Brieuc. Nous ne pouvons que remarquer la judicieuse disposition des trois points Erquy-Hillion- Étables, qui constituent, l'un comme l'autre, des repères géographiques pour la navigation dans la .baie. Cela explique en même temps la présence de trois toponymes latins, la présence de phares, de feux et de tours de guet et, en corollaire, la nécessité d'un détachement constituant la garnison de chacun de ces sites. L'ensemble est lié. Un autre détail curieux a retenu mon attention lors de mes investigations. En observant les axes de l'église de Tréveneuc et du château de Pommorio, qui lui est contigu, j'ai remarqué que, non seulement l'axe de l'allée centrale aboutissait exactement à l'axe de l'église, mais également que, contrairement à ce qu'il apparaît à première vue, il n'est pas orienté est-ouest, mais qu'il est légèrement oblique vers l'est-sud-est et que, si on le prolonge à l'infini, il aboutit lui aussi sur Erquy. Y a-t-il une relation de cause à effet, je ne le sais. Ce qui est remarquable, en tout cas, est que le site de l'église de Tréveneuc correspond exactement à l'alignement géographique de la pointe du Grouin, près de Cancale et de la pointe du Cap Eréhel. Le nom du château lui-même est curieux : Pommorio. Doit-on le rattacher à la racine de pommera-tum, qui a donné tous les autres Pommerit, Pommeret, ou doit-on s'imaginer un rapport avec pomerium, "emplacement d'un territoire urbain", ou encore avec "limite, bornes" ?
(la suite en préparation) note rajoutée : voir notre page spéciale concernant Étables-sur-Mer au lien : http://marikavel.org/bretagne/etables-sur-mer/etables-sur-mer-accueil.htm |